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Carrousels et chevaux de bois : un savoir-faire en voie de disparition ?

Récemment, l’association de défense des animaux PETA* a annoncé avoir demandé la suppression des chevaux sur… les carrousels en bois. Pour ses représentants, les carrousels impliquant des animaux « banalisent [leur] utilisation comme moyens de transport et de divertissement ». Cette mesure a suscité beaucoup de réactions, tant du public que des forains, qui s’insurgent de « l’absurdité » de la proposition. En juillet 2022, Cheval magazine proposait dans les pages de son n°606 un reportage baptisé « Esprit de fête, les chevaux de manège ». Notre journaliste, Christophe Hercy, vous emmenait dans les ateliers du dernier fabricant français de carrousels 1900. Nous avons décidé de rendre accessible à tous cette immersion, témoin d’un savoir-faire et d’un patrimoine menacés de disparition.

Saint-Gobain, pour les accrocs du CAC 40, c’est un placement stable. Mais beaucoup ont oublié qu’avant d’être le nom de ce fleuron de notre industrie, il est tout d’abord celui d’une petite ville rurale de l’Aisne. Pour rejoindre les ateliers de Concept 1900 International et ses petits chevaux fringants, il faut franchir un porche monumental au fronton duquel est inscrit Manufacture des glaces. Sur une aire immense, d’imposants ateliers qui semblent endormis se succèdent. Ces vestiges rappellent au visiteur que ce lieu fut le théâtre d’un glorieux passé industriel, débuté en 1665 et achevé au milieu des années 80. Entre ces murs, l’aube correspond aux 357 miroirs de la galerie des glaces du château de Versailles, et le crépuscule, à la réalisation des 673 losanges et triangles en verre feuilleté de la pyramide du Louvre. La miroiterie connue dans le monde entier quitta définitivement l’endroit en 1995.

Benjamin Igras et Philippe Legrain, respectivement directeur général et président de la manufacture de carrousels, nous accueillent. Tous deux sont rompus à l’exercice tant les ateliers sont régulièrement l’objet de reportages magazines et télévisés.

carrousels et chevaux de bois : un savoir-faire en voie de disparition ?

Toutes les tailles de carrousel sont possibles. © Thierry Ségard

Un savoir-faire reconnu mondialement

Le savoir-faire de cette entreprise picarde employant une cinquantaine de salariés, est unique en France. Et même au monde car celui-ci s’exporte depuis une dizaine d’années. « Nous avons aujourd’hui des retombées incroyables », se félicite Philippe Legrain, des commandes affluent par exemple du Kazakhstan, d’Azerbaïdjan, du Vietnam ! Les carrousels signés de Concept 1900 International sont présents sur les cinq continents. La concurrence est surtout transalpine. L’Italie compte quatre fabricants de carrousels, mais l’observation des chevaux suffit au connaisseur pour distinguer ceux fabriqués ici. « Nos chevaux sont bien représentés. » Il est vrai que Philippe Legrain est un ancien pro, cela aide. Si la manufacture prend ses quartiers à Saint-Gobain en 1996, sa création par Philippe Legrain remonte quant à elle à 1981.

« Nous n’avions que deux modèles à l’époque »

«Â Au départ, nous pensions réaliser des sujets de décoration dont une partie devait aller vers le monde équestre et l’autre vers la déco d’intérieur. » Le tout premier salon auquel l’entreprise naissante prend part est justement celui du cheval à Paris « et la semaine d’après, je faisais le Salon forain ». Il faut se souvenir qu’il y a quarante ans, les événements forains en Europe étaient plus nombreux qu’aujourd’hui. Les parcs de loisirs n’en étaient qu’à leurs balbutiements. Un jour, en vendant pour un manège ancien des chevaux de décoration de sa fabrication, Philippe Legrain flaire là un marché, et ce d’autant plus que l’accueil escompté dans le monde équestre n’est pas au rendez-vous.

L’entreprise est alors sollicitée pour la réhabilitation de vieux manèges. « Nous n’avions que deux modèles de chevaux à l’époque », se souvient-il amusé. Désormais, l’entreprise détient une trentaine de chevaux de tailles et d’attitudes différentes, et 130 sujets tout univers confondus. « Ce sont des produits qui échappent aux effets de mode, c’est du rétro, donc les premiers sujets que nous avons faits restent d’actualité. » Chaque année, Concept 1900 International prend part à une douzaine de salons professionnels à travers le monde où son carnet de commandes se remplit. Est-il besoin de préciser que 2021 fut une année difficile. Tous ces rendez-vous ont été annulés à cause du Covid 19.

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Chaque cheval de bois est peint à la main. © Thierry Ségard

Son créneau : le style rétro

Aujourd’hui, cette PME est la seule au monde à s’être spécialisée dans la conception et construction de carrousels rétro. « Les autres ont une particularité, ils font de l’équipement pour parcs d’attractions, et réalisent ce qui est dans l’air du temps : un manège enfantin, un manège de chevaux de bois. Mais ils n’auront pas le même degré de finition et de qualité de mise en œuvre que ce que nous pouvons apporter. »

À partir du moment où l’on est dans l’esprit 1900, tout est possible quant au thème, à la dimension. Et puis, impossible n’est pas français, c’est bien connu ! « Un riche client parisien nous a commandé un carrousel où l’on a reproduit toute son histoire familiale. » Trois personnes sont dédiées à la constitution des dossiers techniques et de mise aux normes. Ce préalable, indispensable à toute commercialisation, engendre d’indigestes pavés d’environ 300 pages. Mais revenons à nos chevaux.

« Les petites imperfections donnent l’illusion du vécu »

Originellement en bois, ceux-ci sont désormais réalisés en résine polyester. « Nous ne cherchons pas à réaliser des moulages impeccables. Nous leur conservons toutes les petites imperfections qui donnent à des pièces nouvelles l’illusion qu’elles ont déjà vécu. » Même technique s’agissant des décors. En suivant Philippe Legrain dans le dédale des ateliers de la manufacture, on découvre des manèges dont on ne sait plus très bien si celui-ci est un ancien restauré ou celui-là un neuf habilement vieilli. « Cela ne plaît pas toujours. La clientèle chinoise, par exemple, apprécie les modèles très lisses. Nous avons une gamme de sujets qui correspond à cette attente. »

Notre déambulation donne à ce mot manufacture son sens premier, c’est-à-dire que ce qui est produit ici provient pour l’essentiel d’un travail manuel. Nous arpentons en effet un agrégat d’ateliers d’artisans spécialisés dont le travail, au final, aboutit à un carrousel. Tous les corps de métier sont représentés : chaudronniers, serruriers, soudeurs-fraiseurs, mouleurs-sculpteurs, peintres industriels et décoratifs, électriciens, menuisiers, monteurs, sans oublier les ingénieurs qui planchent dans les bureaux d’études. Car un carrousel est une mécanique imposante et souvent d’une complexité semblable à celle de l’horlogerie.

Ici, on travaille l’acier, le laiton, la résine, la peinture et le bois. « Il est utilisé essentiellement pour le plancher et entre en partie dans la réalisation de certains sujets. » Pour ceux d’entre eux qui sont très peu demandés, et dont la réalisation d’un moule serait peu rentable, ils sont entièrement en bois. « Nous utilisons le tilleul parce qu’il n’a pas de fibres, ce qui permet de le sculpter en tous sens. » Si la restauration de carrousels anciens a permis à l’entreprise de se lancer, cette activité patrimoniale est aujourd’hui tombée en désuétude car très coûteuse en argent, et exigeante en temps.

carrousels et chevaux de bois : un savoir-faire en voie de disparition ?

Des milliers d’heures de travail sont nécessaires pour la création d’un carrousel. © Thierry Ségard

Des chevaux qui ont la cote

L’entrepreneur nous signale que la cote des chevaux de manèges anciens peut, selon leur dimension, la qualité de la sculpture, atteindre 20 000 € pour une pièce exceptionnelle. Pour de plus courantes, la fourchette se situe tout de même entre 1 500 et 3 000 €. Le passionné saura reconnaître le style d’un sculpteur allemand, qui diffère de celui d’un français, d’un italien, etc. Les chevaux de carrousels ont des attitudes tantôt cabrées, tantôt au planer stylisé. « Certains sont plus américanisés, avec une attitude plus agressive, crinière au vent, etc. » . En termes de robe, tout est possible de la plus classique à la plus irréelle : rose, verte, bleue. « J’aime bien les gris pommelés, confie le patron, c’est difficile à peindre. »

Sortent chaque année de ces ateliers entre 15 et 22 manèges. Cette fluctuation dépend de la taille du carrousel et de la complexité de son design. « Certains ne sont composés que de cinq sujets. Celui que nous avons conçu pour Euro Disney peut accueillir jusqu’à 96 adultes. » Selon ces critères, la réalisation d’un manège requiert de 2 000 à 6 000 heures de travail. Le budget médian pour la plupart s’inscrit dans la fourchette de 300 000 à 500 000 €. La clientèle de la manufacture Concept 1900 International est à 90 % celle des parcs d’attractions. Ensuite, viennent les forains qui se sédentarisent sur des lieux touristiques à la montagne ou sur les littoraux. Là, ils exploitent de façon directe ou indirecte des carrousels.

« La passion du cheval est toujours là »

Philippe Legrain observe que les municipalités, sous la pression des commerçants, lorgnent sur ces manèges afin d’animer leur centre-ville qui, dans bien des cas, se meurt. Beaucoup de chevaux, certes statufiés mais bien sympathiques, ont jalonné notre visite de la manufacture. Les uns entièrement peints de couleurs éclatantes, prêts à rejoindre leur carrousel et faire rêver pour quelques tours enchantés petits et grands. D’autres bruts de démoulage, revêtus d’une couche d’après leur donnant cette jolie teinte verte de gris.

À travers ses manèges, notre guide vend du rêve, mais il a le sien. « D’avoir à nouveau dans mon écurie quatre chevaux. Deux jeunes pour retrouver le plaisir de les travailler, et deux plus âgés pour aller en balade. La passion est toujours là, l’odeur du crottin, des cuirs, tout ça ». Sans doute regarderez-vous d’un autre œil le carrousel de la place ou du square voisin en vous disant : « Celui-ci je sais d’où il vient, de Saint-Gobain, dans l’Aisne ». Alors, vous aurez l’irrépressible envie d’enfourcher ces petits chevaux qui, pour quelques tours, vous rapprocheront de votre enfance enfuie.

*People for the Ethical Treatment of Animals

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