Les journalistes ukrainiens Evgeniy Maloletka (g) et Mstyslav Chernov devant leurs photos “Marioupol, Ukraine” lors de la 34e édition de Visa pour l’Image à Perpignan, le 31 août 2023
Deux ans après avoir couvert le terrible siège de Marioupol, aujourd’hui sous contrôle russe, le journaliste ukrainien Mstyslav Chernov n’a pas d’illusion sur la capacité des médias à changer le monde, mais se bat pour que l’histoire de la ville martyre “ne soit pas oubliée”.
Le journaliste ukrainien Mstyslav Chernov récompensé du prix du meilleur documentaire pour “20 jours à Marioupol” lors de la cérémonie des BAFTA, le 18 février 2024 à Londres
Des habitants dans une rue de Marioupol au milieu des destructions, le 12 avril 2022 en Ukraine
Pendant trois semaines, Mstyslav Chernov et son collègue Evgeniy Maloletka, pour l’agence AP, ont réussi à faire sortir des images de la ville assiégée et informer le monde de la tragédie qui s’y déroulait.
Question: Votre film a été primé à Sundance, nominé aux Oscars. Comment recevez-vous ces distinctions ?
Réponse: “J’aurais préféré que ce film n’existe pas, qu’il n’y ait pas besoin de le faire, mais il est là, et donc l’important maintenant c’est qu’il soit vu le plus possible. Je sens que je dois quelque chose aux habitants de Marioupol, je veux que leurs histoires ne soient pas oubliées.
Q: Deux ans après le siège de Marioupol la guerre fait toujours rage. A quoi servent les journalistes ?
R: “D’une certaine façon je n’ai pas l’espoir de changer le monde. Mais ce n’est peut-être pas notre mission. Nous avons un rôle différent, très immédiat. Ce que nous avons filmé et photographié a eu des conséquences directes, par exemple sur la négociation d’un corridor d’évacuation humanitaire. Des gens ont vu leurs proches sur nos images, ont su qu’ils étaient vivants, où ils étaient localisés dans Marioupol. Et si nos images ont permis de sauver quelques vies, c’est déjà beaucoup.
A Marioupol, les gens se précipitaient vers moi, malgré les bombes, quand ils voyaient mon casque avec le sigle Press. Ils m’agrippaient: “Y-a-t-il toujours un gouvernement ? L’Ukraine existe-t-elle toujours ? Que se passe-t-il à Odessa ? à Kharkiv ?” Les gens n’avaient aucune connexion, la société s’était effondrée, était coupée du monde. J’ai réalisé combien les gens avaient besoin d’information. Ça, ça m’a donné de l’espoir dans le journalisme.”
Vue aérienne de la ville de Marioupol, le 12 avril 2022 en Ukraine
R: “Oui, une obsession. En 20 jours, je n’ai pu envoyer que 40 minutes sur 30 heures d’images. Il n’y avait quasiment pas de connexion, pas de batteries, pas de disques durs, pas de réseau.. C’est extrêmement compliqué. Alors évidemment, quand nous sommes sortis de Marioupol, le projet du film s’est imposé.”
Q: Savez-vous ce que sont devenus les gens que vous avez filmés ?
R: “Nous avons retrouvé quasiment toutes les personnes filmées. Ces gens portent leur ville dans leur coeur. Leurs vies ont été brisées. Ils ont perdu un enfant, un proche. Je crois que le film est pour eux un outil pour s’approprier cette histoire et raconter ce qu’ils ont traversé à ceux qui n’ont pas vécu cette expérience horrible. Avec le film, ils peuvent dire aux autres: voilà ce que c’était. Même si c’était pire que ça, en réalité ! Car on ne peut pas capturer ce qu’est le sentiment d’être piégé, tout ce danger, toute cette horreur.”
Q: Lorsque vous êtes exfiltrés de Marioupol par l’armée ukrainienne, que ressentez-vous ?
R: “Je n’utilise pas le mot culpabilité. Mais il y a un sentiment que, je pense, tout le monde a ressenti en quittant Marioupol. Celui de ne pas pouvoir avoir fait plus. Pour répondre à ça, j’ai fait un film. Chacun fait ce qu’il peut, à sa manière.”
cf/dab/gvy